Le lexique du créole

A côté des nombreux mots qui, issus du français commun, sont transformés selon des règles évolutives simples en créole, il existe d'autres sources du lexique créole.

Le créole s'est formé également :

Les règles évolutives étant systématiques, les créoles, malgré ces fonds et ces emprunts hétérogènes ne sont pas nécessairement des langues plus composites que les autres.

Contrairement aux assertions anciennes et à ce que l'on tend encore souvent à accréditer aujourd'hui, les créoles ne sont pas des langues plus hétéroclites que les autres langues. On songe en particulier aux propos qui tendaient à faire par exemple du créole haïtien une langue à syntaxe éwé et à vocabulaire français, ou encore "des mots français coulés dans le moule de la syntaxe africaine" (S. Comhaire) ; plus près de nous, en 1997, Sylviane Telchid écrit à propos du français régional que "la plus grande partie de ses mots, de ses expressions et de ses locutions est emprunté au créole, et partant aux langues qui ont donné le créole (amérindien, africain, vieux français, français régional, français dialectal, espagnol, anglais, indien)." [Les noms de langues ici : "africain", "indien"... sont aussi fantaisistes que le fait de voir dans l'espagnol ou l'anglais des langues "qui ont donné le créole". Que le créole ait parfois emprunté à ces langues : sans doute oui, mais pas plus que n'importe quelle langue qui a ou a eu des contacts avec ces langues... et certainement moins par exemple que le français !]

Souvenons-nous que le français qui comporte un fonds latin important, a également acquis pendant le IVe siècle et les grandes invasions, un fonds germanique non négligeable, et que cette langue a encore, au cours de toute son histoire, emprunté à diverses langues avec lesquelles elle était en contact (guerres, mariages, etc.) : l'arabe, l'italien, l'espagnol, le portugais, l'anglais, l'allemand, le russe...

Un des traits caractéristiques que l'on retrouve dans la plupart des créoles français à des degrés divers est la plurifonctionnalité des formes lexicales : du moins, en ce qui concerne les bases lexicales avant toute dérivation - celle-ci étant d'ailleurs assez réduite en créole ; ainsi la plupart des mots monomorphématiques peuvent servir à la fois de nom, d'adjectif ou même d'adverbe ; et parfois un même mot peut être tantôt verbe tantôt nom en fonction de son environnement : le syntagme est marqué comme verbal ou nominal par les particules qu'il comporte ; parmi les syntagmes nominaux, en fonction de la position occupée par rapport au verbe principal, on décèle syntagme sujet ou syntagme complément. Mais la base lexicale est souvent non marquée : "manjé" est aussi bien nom que verbe :

On pourra souligner un certain nombre de phénomènes fréquents dans la création lexicale aux Antilles. Ces procédés historiquement attestés qui ont caractérisé le passage du français au créole sont souvent à l'origine de nouvelles créations quand ils sont restés vivants :

Si l'aphérèse ou l'agglutionation de l'article sont des phénomènes généralisés, qui se sont produits ou se produisent sans lien avec un milieu social particulier, en revanche on soulignera que métathèses ou prothèses sont caractéristiques du créole populaire ou basilectal : les procédés de création présentés à diverses reprises par le GEREC en incluent couramment, puisque la visée de ces créations lexicales est de combler les trous du basilecte érigé au rang de langue commune.

Si la flexion est limitée en créole, on signalera toutefois qu'il serait important de faire le tour des formes qui résultativement (introduction parallèle dans le créole à partir de formes fléchies du français) ont des fonctions diverses selon leur forme, et qu'il y a peut-être là à noter les prémisses de grammaticalisations possibles : Ainsi en est-il d'oppositions comme fè/fèt ou pran/pri qui permettent d'exprimer une opposition actif/passif en Guadeloupe et Martinique que les créoles français rendent par divers procédés, en l'absence à peu près générale de morphologie flexionnelle : les créoles des Petites Antilles auraient ainsi conservé quelques éléments morphologiques susceptibles de marquer l'actif/passif :
"i fè on bitin" = il a fait quelque chose >< "i fèt Lapointe" = il a été conçu à Pointe-à-Pitre
"i pran on liv" = il a pris un livre >< "i pri" = il a été attrapé, il est pris.

Le verbe en -é, s'oppose par la forme au nom d'agent en -è : chanté / chantè (chanter / chanteur). bagoulé / bagoulè (tromper / escroc), gouvèné / gouvènè (gouverner / gouverneur), péché / péchè (pêcher / pêcheur), bétizé / bétizè (dire ou faire des bêtises / celui qui dit ou fait des bêtises, plaisantin), tayé / tayè (tailler / tailleur), etc. : si bien des formes d'agents manquent dans les dictionnaires usuels qui se contentent le plus souvent de donner la forme verbale, on pourrait bien sûr étendre ce procédé pour la création de mots nouveaux : pourquoi pas à côté de "péyé" = payer, péyè = payeur, à côté de "kaché" = cacher, "kachè" = celui qui cache, etc.. On se rappellera toutefois que -è (comme -eur en français d'ailleurs) ne se rencontre pas seulement comme suffixe susceptible de marquer l'agent : venant du français également, on trouve des formes comme "chalè = chaleur", etc. dans lesquelles, bien sûr, le "è" final n'est pas un suffixe ! On notera aussi que quelques verbes créoles se terminent en "è" (cf. par exemple "ouvè ou wouvè = ouvrir", dékouvè = découvrir) du fait des hasards de l'histoire (verbes certainement formés à partir de la forme du participe passé : ouvert, découvert - sans doute comme beaucoup de verbes créoles, car il n'est pas dit que les structures verbales de départ, en discours, correspondaient à des "infinitifs", les formes orales des infinitifs et des participes étant identiques pour les verbes du 1er groupe et vraisemblablement pour les verbes du 2e groupe et les verbes en -ir du 3e groupe au XVIe siècle). Dans ces conditions, le procédé de dérivation (é / è) ne peut être systématiquement étendu à tous les verbes créoles (sans oublier d'ailleurs aussi qu'il existe d'assez nombreux verbes en -i (fini, kouri, etc.) issus de verbes du 2e ou 3e groupe français), ou des verbes en -é à sens trop "passif" pour pouvoir donner naissance à un "agent" (= celui qui fait l'action) : par exemple "graté" signifie que l'on est démangé par quelque chose ("bra a-moin ka graté") : bouton, allergie, etc., et ne permet guère de supposer l'existence d'un "gratteur" actif !

L'opposition féminin/masculin reçoit parfois aussi des marques flexionnelles, quand il s'agit de marquer le sexe pour des êtres humains. L'opposition è/èz fonctionne assez bien, et est un procédé créatif, qui peut s'appliquer en fonction des besoins à tout agent : Si on a chantè/chantèz, on a aussi "kolpotè / kolpotèz" (cancanier / cancanière), "chanslè / chanslèz" (chanceux(se), qui porte chance), "ganmèz" semble exclusivement féminin (= élégante !), mais les dictionnaires courants ne semblent pas toujours avoir cherché à donner systématiquement la forme masculine et la forme féminine des noms d'agents : ils se contentent le plus souvent de la forme masculine. Les usages de la langue populaire mériteraient d'être mieux analysés.

Au plan de la dérivation, un certain nombre de suffixes (le plus souvent hérités du français, mais souvent utilisés selon d'autres règles et avec d'autres valeurs) permettent les changements de catégories : on n'oubliera pas toutefois que la "dérivation impropre" est un procédé très rentable en créole, et que très souvent il suffit d'adjoindre à une base lexicale les morphèmes fonctionnels nécessaires pour en faire un nom, ou un verbe.

Toutefois, et peut-être est-ce un phénomène en augmentation en créole contemporain, il est possible de créer des verbes en créole par ajout d'un suffixe

Quant aux noms (le plus souvent alors abstraits), ils peuvent être créés au moyen de suffixes divers, mais là encore ces procédés se rencontrent surtout dans le créole populaire (cf. "kontantasyon = contentement", "tébètitud = le fait d'être tèbè", c'est-à-dire idiot, imbécile, attardé mental, étymologie inconnue), l'utilisation de tout verbe accompagné des articles nécessaires suffisant en créole à faire un nominal abstrait : "biginé-a-li" = sa façon de danser la biguine, "manti-a-ou" = ton mensonge, etc. On signalera encore les suffixes possibles suivants (et certainement quelques autres), dont il convient toutefois de ne pas exagérer la productivité réelle (du fait de toutes les raisons précédemment évoquées) :

Au plan de la composition, on soulignera que les procédés sont nombreux et très productifs, en soulignant les problèmes posés par un éventuel classement, dans la mesure où la polyfonctionnalité de la plupart des mots, précisément, empêche de les classer en "nom", "verbe", "adjectif", etc. On retiendra toutefois que l'ordre largement prioritaire est "déterminé-déterminant", à l'exclusion des quelques formes nominales dans lesquelles nous serions tenté de dire que la première partie joue plus le rôle d'un préfixe que d'un véritable adjectif. On pourra ainsi proposer quatre catégories pour organiser les composés, celles-ci ne prétendant être ni exhaustives, ni définitives :

Composés formés d'un "adjectif" + nom (en fait préfixe + nom) : timoun, tiponch, vyékò, jènjan... (ti, vyé, jèn, et quelques autres, cf. gwo, bèl... appartiennent à une catégorie close, la place ordinaire du déterminant étant en créole la postposition au nom ; on dira même que tout nom postposé à un autre nom devient son "déterminant" : cf. timoun fwè-moin : le fils de mon frère ; fwè timoun-moin : le frère de mon fils, etc.).

Composés formés de nom + nom (déterminé-déterminant) : "on zinyam-pakala" = une igname pakala (variété d'igname), "on krab-sirik" = un crabe cirique (variété), "on tanbou gwoka" = tambour de type particulier, "on boutèj luil" = une bouteille d'huile, "fanm-mayé" = épouse, "fanm-déwò" = maîtresse, concubine, "kaka-zorèy" = cérumen, etc.

Composés formés de verbe + nom, si l'on peut risquer ces catégorisations : "on salibouch" = un amuse-gueule, "on bonbé-séré = une danse particulière dansée avec les reins attachés, "on bénirété" = une régularisation de concubinage (= un mariage) ; le résultat peut bien entendu être "verbal" : avec "fè", par exemple, le nombre de composés possibles est considérable : "fè lous" = faire le gros dur, "fè kim" = mousser, "fè labé" = entrer dans les ordres, "fè mas" = se déguiser pour le carnaval, etc. mais les composés avec "bay" sont aussi très nombreux ("bay bal" = s'amuser, faire la fête, "bay blé" = mentir, "bay do" = se désintéresser, "bay lavwa" = répandre une nouvelle, etc., et la plupart des "verbes" créoles peuvent donner naissance à des composés, ou du moins à des constructions

  • dont le sens global est souvent très différent du sens des parties
  • qui commutent globalement avec des mots simples, qui constituent avec le mot composé un paradigme de commutation
  • qui n'admettent pas l'insertion d'un élément quelconque pour séparer les parties
  • dans les langues où la dérivation est importante, on considère comme critère supplémentaire d'identification des composés la possibilité fréquente de construire des dérivés à partir de l'ensemble composé : ainsi en français sur "tiers-monde" on peut faire "tiers-mondiste", mais ce critère, périphérique, ne s'applique pas à tous les composés français, et a fortiori ne peut être envisagé pour le créole, langue pour laquelle la dérivation est marginale.

    De ces critères classiques, utilisés souvent pour identifier les mots composés, on retiendra surtout la non-séparabilité, qui permettra de distinguer un véritable composé d'une association momentanée de deux mots en discours.

    L'ambiguïté du caractère nominal ou verbal des formes apparaît clairement avec certains composés, par exemple "béni-rété", cité plus haut : "rété", selon le contexte peut aussi bien signifier "concubinage" : "on rété", que "vivre en concubinage" avec "i ka" : "i ka rété" = il vit en ménage sans être marié, etc. Faut-il dire que "on bénirété" est composé de noms ou de verbes ?

    Composés formés de verbe + verbe, qui donnent d'ailleurs aussi bien des "verbes composés" que des noms composé "i ka méné-alé + complément" = il emmène X, ou "on ti méné-alé" (voir remarque précédente : s'agit-il de verbes ou de noms réunis dans la composition ?).

    Les dictionnaires usuels du créole ne comportent d'ailleurs que fort peu de formes composées, et il convient de se reporter à des textes pour étudier la productivité de tels procédés. Il conviendrait, dans la perspective de l'instrumentalisation du créole, c'est-à-dire du développement d'une orthographe cohérente, de veiller à marquer la composition systématiquement par la présence d'un tiret entre les éléments constitutifs.

    Exercice n° 16

    1) Identifiez mots simples, mots composés, mots dérivés dans l'extrait de S. Telchid, "Ka i manjé pwa-la". Quelles sont leurs fréquences respectives ? Essayez d'expliquer la formation des dérivés et des composés.

    2) Faites le même exercice avec d'autres extraits proposés : interview de la candidate guadeloupéenne ayant réussi le CAPES de créole; cours de linguistique par R. Confiant.

    3) Comparez les résultats. Quelles remarques ces différentes analyses vous inspirent ? Que pensez-vous également du traitement éventuel des néologismes ?

    4) A propos du texte de S. Telchid, soulignez les arrangements auxquels donne lieu la traduction française. Repérez et commentez les principales différences entre le texte et la traduction.

    Corrigé


    Notes

    Pour aller plus loin : On pourra se reporter à Pierre Anglade : Inventaire étymologique des termes créoles des Caraïbes d'origine africaine, L'Harmattan, 1998, mais cet ouvrage est à consulter avec beaucoup de prudence, car souvent les étymologies proposées le sont avec la plus grande fantaisie, et sans avoir même pris la peine de vérifier si l'origine n'est pas tout simplement française. Les propositions de langues-sources sont faites au vu de simples rapprochements phoniques, sans que l'on puisse vraiment donner une explication sémantique. En revanche, établi selon les méthodes les plus rigoureuses de la linguistique comparée, le Dictionnaire étymologique des créoles français de l'Océan Indien, 2e partie "Mots d'origine non-française ou inconnue" d'Annegret Bollée est une source d'information irremplaçable ; malheureusement, il concerne les créoles de l'Océan Indien et il n'est pas aussi adapté pour notre propos, même s'il est parfois possible, pour des termes communs à la Caraïbe et à l'Océan Indien, d'y trouver l'explication cherchée.

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    Comhaire-Sylvain, Suzanne, 1974 : Le créole haïtien : morphologie et syntaxe, Suisse, Genève, Slatkine Reprints, 195 p.

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    Sylviane Telchid : Dictionnaire du français régional des Antilles : Introduction, Editions Bonneton, 1997, 223 p.

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    Sur la plurifonctionnalité, on peut se reporter à : Travaux du Cercle Linguistique d'Aix-en-Provence, 1983 (vol. I "Les parties du discours") : Dans ce recueil d'articles, G. Hazaël-Massieux, d'une part, et Daniel Véronique, d'autre part, discutent cette question, le premier à propos des "Parties du discours en créole de la Guadeloupe", pp. 73-85, le second en se demandant : "Existe-t-il une classe adjectivale en mauricien ?".

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